vendredi 25 décembre 2009

La femme muette du peuple de la Parole

Je ne sais pas encore qu'elle s'appelle Amira. La femme qui vient de prendre le siège voisin, sur le vol IB 989I qui accuse déjà trois heures de retard, enlève sa veste de laine, elle se recoiffe et rajuste sa ceinture. L'avion décolle.
- nous sommes enfin partis.
- oui, c'était presque improbable!
- tout le monde trouve ça normal, mais c'est, en fait, un petit miracle, déclare Amira dans un sourire.
Amira va voir ses petits enfants, elle est heureuse et aucune tempête de neige ne peut balayer la flamme qui incendie son regard.
Elle lit : l'histoire de l'amour de Nicole Krauss: Une plaisanterie amère m'est venue à l'esprit. Les mots m'ont trahi. Et pourtant. Je serrais les pages, craignant de voir mon esprit me jouer des tours, de baisser le regard et de découvrir qu'elles étaient blanches.
Je lis, Ma vie, de Carl Jung : J'ai donc entrepris aujourd'hui, dans ma quatre-vingt-troisième année, de raconter le mythe de ma vie.
Les mots s'emmêlent, se répondent, ils passent d'un fauteuil à l'autre. La lumière baisse dans la cabine, nous n'allumons pas les "liseuses" et nous nous mettons à parler, au dessus de la terre qui s'éloigne, poudrée de neige grise.
Amira, veuve, raconte les voyages qu'elle faisait avec son mari, à bord de leur petit avion. Elle dit de la solitude, des sentiments que je n'avais jamais éprouvés. Parfois, elle ferme les yeux, pose la nuque sur l'appui tête, pour faire revenir les images.
- j'aime voler, j'ai pris des cours vous savez et je crois que je devrais m'y remettre. J'ai besoin de sentir que je peux voler.
Elle écrit aussi, mais sans jamais avoir osé montrer ses textes.
- vous vous censurez?
- c'est un peu ça. Je raconte des choses si personnelles, je ne voudrais pas gêner qui que ce soit. Peut-être, quand je serai morte, on pourra lire cette histoire. J'ai essayé de faire des coupures, d'écrire en disant Elle, et puis j'ai abandonné. Maintenant, je dis Je. Je suis juive.
Elle ferme les yeux encore une fois. Je lui raconte ma visite dans l'ancien quartier juif d'Ubeda, guidée par Jose Angel Almagro Alises, qui depuis 25 ans restaure, seul, une synagogue, la maison d'un rabbin et celle de l'apothicaire.
- je me suis retrouvée tout à coup devant la tribune, où autrefois, on lisait la Thora, c"était étrange à ce moment là, c'était un lieu... imprégné, voilà c'est le seul adjectif qui me vient à l'esprit.
J'ai pris une profonde inspiration et j'ai voulu la convaincre.
- n'ayez pas peur, vous devez écrire, et tout dire, sans pudeur, sans la moindre hésitation, sans une seule césure, écrire tout, et tout dire. Vous ne pouvez pas vous réduire au silence, vous ne pouvez pas vous faire taire. Racontez, osez. Vous ne devez pas être la femme muette du peuple qui parle. Amira, envoyez-moi votre manuscrit et je vais vous lire. Comme ça vous aurez fait le premier pas. Vous aurez ouvert la voie, oui, vous aurez ouvert la voix.
Elle a noté mon adresse sur son agenda en cuir, de couleur jaune, j'ai noté la sienne sur la première page de Jung: J'ai donc entrepris aujourd'hui, dans ma quatre-vingt-troisième année, de raconter le mythe de ma vie.
En rentrant, j'ai ouvert le dictionnaire des prénoms. Amira, avec aleph, veut dire parole en hébreux.

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