jeudi 28 janvier 2010

Le Vaisseau Fantôme, escale Madrilène

Sur les côtes de Norvège, le navire de Dland vient de subir une violente tempête et s'est réfugié dans une anse. Tandis que tout dort apparaît un mystérieux vaisseau, aux voiles couleur de sang, qui lui aussi jette l'ancre. Un personnage en descend, drapé dans un grand manteau. C'est le Hollandais, un navigateur maudit. Ainsi commence le premier acte du Vaisseau Fantôme, l'opéra de Richard Wagner que j'ai vu vendredi soir, au Théâtre Royal de Madrid.
La musique a joué l'octave, ce jour-là. Comme tous les jours, je marche dans le quartier Salamanca de Madrid, d'un pas vif. Un froid sec, qu'un vent du nord escorte, glace mes joues, malgré le cache-nez que j'ai remonté sur mon visage. Les mains engourdies, enfoncées dans les poches, je cherche les trottoirs où un soleil de printemps nargue la fin janvier qui s'attarde, ce matin. La rue s'est contractée sous la claque glacée, les passants ne musardent pas aux vitrines, les chiens tirent sur les laissent pour regagner plus vite la ouate de leurs coussins, les fantômes de misère ne sortent pas les mains des sacs de couchage pour demander l'aumône, la boulangerie française qui fait l'angle sent bon le café chaud. Tout à coup, quelques notes d'accordéon, s'accrochent au coin d'une rue, un air ancien, du temps où les rengaines naissaient dans les faubourgs. Debout, adossé à une maison cossue, l'accordéoniste, un bonnet enfoncé sur les yeux, regarde le caniveau où l'eau se craquelle. Ses doigts martèlent les touches d'ivoire comme des automates. Je connais ce refrain, mais il me tire tellement en arrière, que j'en perd l'équilibre, il s'agrippe à ma mémoire et ne lâche pas prise, il m'a ferré, le bougre, et par saccade il cherche à me ramener vers des souvenirs, que je ne savais même pas encrés en moi. Ma grand-mère, penchée au dessus de l'évier, rince son torchon, mousseux de savon de Marseille, ses mains ont rougi sous l'eau froide, elle chantonne : la lune trop blême pose un diadème sur tes cheveux roux, la lune trop rousse de gloire éclabousse ton jupon plein d'trous...Quelques notes, un accord ont suffit pour transporter au coin de la rue, la cuisine de mon enfance, qui s'emplit d'odeurs de cacao chaud et de tartine de pain blanc.
Je reste transie autour d"hier qui n'existe plus.
Le soir, les premiers accords de Wagner montent de la fosse vers les dorures du plafond de l'opéra, elles emplissent la moindre parcelle de l'espace, tandis que l'ombre du maudit, déroule son long manteau de nuit. L'orchestre, que porte à bout de bras le chef transcendé, hisse les voiles d'une musique qui bascule sous les flots déchaînés des percussions et je m'agrippe aux accoudoirs pour ne pas chavirer, pour ne pas couler à pic dans cet océan de musique, dont je sais que je ne voudrai jamais revenir, condamnée volontaire à l'errance éternelle et qu'aucun ange ne vienne adoucir la sentence!
Ritournelle des rues, fracas sismiques wagnériens, la musique a fait le grand écart, elle creuse le ciel.

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